Familles Bonin

 

 

CHAPITRE 3  

MA VIE A ST-MAJORIQUE

 1. La première année à St-Majorique.

 2. Notre vieille maison et la vie familiale.

 3. Ma mère, la besogneuse.

 4. Mon père, l'homme à tout faire.

 5. Péripéties d'Alcide.

    1. La première année à St-Majorique

 Premier  voyage  sur  la  terre  près de la rivière à St-Majorique.

Jean-Baptiste  venait  d'acheter  cette terre  au mois d'avril 1923. Ce fut tout un  voyage.

Nous   sommes  partis,  mon  grand-père  Clément, mon père Jean-Baptiste et moi-même  de  St-Germain  à  7 heures du matin. Nous  transportions  un voyage d'engrais pour le  jardin  de  ma  mère Anastasie; nous avions attelé le blond et la brune (la brune était  très  rétive)  et  nous  avions 11 milles à  faire  sur  des  chemins  à moitié neige à moitié  terre;  je  me rappelle que c'était  froid, en bas de zéro degré Farenheit.

La brune arrêtait souvent et ne voulait  plus partir; on courait derrière le traîneau  pour  se  réchauffer. Clément disait en  bougonnant: "Si ça continue, il va falloir  coucher  en  chemin."  Toujours  bien, à 7  heures du soir, nous sommes arrivés sur le  côteau  des  Bonin,  sans avoir bu ni mangé  car  mon  père pensait qu'on y serait rendu  dans l'avant-midi.

Mon  père dit: "Je vais vous faire des  galettes pour souper." Mais comme il avait  oublié  le sel et le soda, nous avons mangé  des galettes de carême.

 Début sur la terre à St-Majorique

Après  avoir acheté quatre vaches et un  peu  de  machinerie, mon père Jean-Baptiste  décida d'aller travailler à Montréal.

Grand-père  Clément  me  dit:  "Tu  es  assez  savant,  reste  pour m'aider sur la  ferme;  moi je ne suis pas capable d'écrire  et  de  lire mais je peux travailler quand  même."

Comme mon cours scolaire était fini, je  partis  avec  le blond pour aller m'acheter  une petite charrue ST-OURS à St-Edmond. Le  lendemain  matin, je me suis mis à labourer  une  pièce  de  terre.  Le labour fini, je  l'ai hersé  et tout à coup j'ai vu arriver  grand-père  dans  le champ avec sa semence;  c'était  dans un grand sac ou poche en jute attachée au cou par une strape en cuir; il  y avait une ouverture pour prendre le grain d'avoine.  Il lançait le grain en l'air et  le grain  tombait  égal  sur  le  terrain, c'était beau à voir. J'ai enterré le grain avec  la  herse à finir. Grand-père a fait  les rigoles  et à la grâce de Dieu pour le  reste jusqu'au temps des récoltes.

En attendant la récolte des foins, on a  fait  toutes  sortes  de travaux. Avec une  digue  grand-père a creusé des billots pour  faire des auges pour les vaches et pour les  cochons car jusque-là, on les faisait boire  au  sceau et   long. Ces râteaux  avaient  trois  pieds de large, formés d'un grand bâton  au  centre, renforcé par deux  équerres pour le tenir droit; les dents des  râteaux  étaient faites de bois de frêne et  mesuraient six pouces de long tout en étant  distancées de trois pouces chacune.

Quand arriva le temps de couper le foin  et  le  grain,  grand-père  et moi sommes  partis  aux champs avec une petite faux sur  le   dos  et  on s'est mis  à  l'ouvrage.  Grand-père  coupait  jusqu'à  six  pieds de large. A toutes les demi-heures grand-père affilait les faux et ça continuait.

On  ramassait  le  foin et le grain avec  des fourches et on faisait des vailloches.

Après   l'avoir   laissé   sécher,   on  l'engrangeait.  Quand  venait le temps du  battage, on étendait un pied d'épaisseur de  grain  sur  le plancher de la grange et on  battait  le  grain avec le fléau. Le fléau  était  fait de deux bâtons réunis au bout  par une charnière de cuir.

Le  grain  était  alors  séparé  de  la  paille  et  pour séparer le grain d'avec la  balle on se servait d'une vanne.

Une  vanne, c'était une boîte de quatre  pieds  de  large,  de deux pieds et demi de  profond  et de huit pouces de haut en forme  de demi-lune.

En  donnant des coups de genoux sous le  fond  de  la vanne, la balle volait au vent  et  le grain restait dans la vanne; ensuite  on  empochait  le grain  et on le déposait  dans   des  carrés  qui  avaient  déjà  été préparés dans le hangar.

Plus  tard  on  battait aussi les fèves  blanches  (beans) et on les triait au cours  de l'hiver.

 Le boeuf du père René.

En 1923, quand mon père acheta la terre  à  St-Majorique,  il  y  avait deux maisons  séparées l'une de l'autre par un tambour ou  chemin couvert de quatre pieds de large par  vingt  pieds  de longueur. Il faisait noir  là-dedans car  il n'y avait pas de châssis et  les  portes  étaient  pleines. C'était  épeurant de voyager d'une maison à l'autre. De  plus,  une des maisons était bâtie cinq  pieds plus bas que l'autre faisant un angle  de 12 degrés environ.

Après  consultation  avec  mon père, ma  mère  et  mon  grand-père, il fut décidé de  lever   et  d'approcher les deux maisons  ensemble.

Mon  grand-père,  mon père et moi-même,  avons  défait  le  tambour, avons levé la  maison   qu'on   appelait  le bas-côté  et  l'avons installée sur des rouleaux.

Un  jour, le boeuf du père René voulait  voir ce qui se passait; mais mon père, avec  l'aide de Filou, lui fit rebrousser chemin.

Plus  tard  dans  la  soirée, alors que  tout  le  monde  était  couché, notre boeuf  revint  et cette fois-ci, il n'était pas de bonne humeur.

Grand-père,   Marcel   et   moi  étions  couchés  dans  le  bas-côté;  mon père, ma  mère,  ma  grand-mère  et  tous les enfants  étaient couchés dans la grande maison.

C'était une nuit chaude du mois d'août;  les  châssis  étaient  ouverts; des voiles  faisaient  office  de moustiquaires. Il y avait  seulement  une marche de huit pouces  pour  monter  sur le perron de quatre pieds  de large.

Le   boeuf  s'était  monté  les  pattes  d'avant  sur les bras du perron et avait la  tête  à  deux pieds seulement du châssis de  la  chambre  où étaient couchés mon père et  ma mère; il beuglait et soufflait tellement  fort que le voile volait au vent.

Mon  père  dit à ma mère: "Ne grouille  pas."  Il  se  glissa  à terre et à quatre  pattes,  il sortit de la chambre, alla vers la  cuisine;  le boeuf  le  sentait  et le suivait;  nous étions tous morts de peur en  attente de voir si le boeuf allait défoncer  la  porte  de  la  maison.  On appelait le  chien  Filou  qui  tout d'un coup sortit de  dessous  du bas-côté  et encouragé par nos  cris de manger le boeuf, se mit à pincer le  boeuf aux argots. C'en fut fait pour nous;  le boeuf se dirigea vers la grange de Henri Héneault.

Le  père  René qui était à la recherche  de son boeuf ne fut pas content d'apprendre  que  son  boeuf était devenu enragé; il dut  se   décider   à l'abattre.  Chez  nous,  personne ne fut désolé de sa mort.

 Chien Filou.

En  1923,  mon  père acheta un chien et  oublia  de  demander  au  vendeur le nom du  chien.  Alors, le soir, pendant la prière,  quand ma mère se mit à réciter les litanies  des  saints  et  que nous répondions "priez  pour nous", voilà que le chien se mit à  courir  dans  la  maison  avec  la queue en l'air. Quelle distraction!

Après la prière, il y eut conférence et  on baptisa le chien Filou.

Il  n'était  pas bon pour la garde mais  avait   la  qualité  d'être  bon pour  les  animaux et aimait beaucoup à jouer.

On  jouait  à  la cachette avec lui; un  soir, l'oncle Elzéar, prêtre curé, et frère  de  Jean-Baptiste,  après avoir renfermé le  chien  dans l'étable, s'assit dans la cour  sur une chaise après avoir laissé tomber sa soutane tout autour de la chaise.

On   ouvrit   la   porte  de  l'étable;  aussitôt  sorti,  le chien se mit à tourner  autour  de l'oncle Elzéar, se mit le museau sous   la  soutane  et c'en  fut  fait  du  ballon.

On  jouait  souvent  à  la  balle  avec  Filou; on lançait la balle dans la rivière;  Filou  se  jetait à l'eau pour la saisir et la ramener.

A  cinq  heures, on ouvrait la barrière  de  l'allée;  on  lui disait: "Va chercher  les vaches". Aussitôt dit, aussitôt fait.

Un jour, il revint à la grange avec une  couleuvre   de  trois  pieds  de long;  il  l'avait  saisie  dans  sa gueule et l'avait secouée   suffisamment pour  qu'elle  soit  tombée   dans   le   coma.  J'ai  pris  la  couleuvre, l'ai  déposée autour de mon cou  et  je  suis entré dans la maison au moment où  on  avait  beaucoup  de  visite.  J'ai  déposé la couleuvre  sur le plancher et  elle reprit connaissance; cela créa tout un  émoi;  les  enfants et  même  les grandes  filles  montèrent sur la table et se mirent  à crier au secours.

Ma  mère  me  regarda et me dit: "T'es  mieux  d'y voir." J'appelai vite Filou; il  saisit la couleuvre,  la secoua vigoureusement  pour la rendre inerte et on  est  sorti  dehors avec. Malheureux Filou!  Il  était sensible du coeur et se mit à  vomir.

 2. Notre vieille maison et la vie familiale

En  1923, notre vieille maison avait un  bas-côté  qui servait de cuisine en été, de  "shop" à bois en hiver. Cette maison avait  de l'antiquité ainsi que le bas-côté. Nous  avions  réuni  les deux parties ensemble en  1923, mon grand-père et moi-même. Oui! Ce  fut  tout  un événement le mariage des deux maisons. Elles avaient la même superficie mais étaient  réunies  un peu en biais, le  bas-côté  étant  situé  à dix pieds plus en  profondeur.  Les deux étaient faites en pièces  de  gros  bois  avec  des poutres à  dix-huit pouces  du  plancher; ces poutres servaient de tablettes de rangement.

La  maison  maîtresse avait une cuisine  au  rez-de-chaussée  qui  servait aussi de  salle à dîner et de salon.

Au  milieu,  il  y  avait la table de 8  pieds  de long par 40 pouces de large; elle  était couverte d'un tapis ciré. En arrière de la table, il y avait un banc de 8 pieds;  aux deux bouts et devant la table, on avait  des chaises empaillées par grand-père.

Il  y  avait  aussi  un beau poêle noir  avec   réchaud  et  batteur. Derrière  le  poêle,  il  y  avait une grande tôle trouée pour  réchauffer les  deux chambres. Pour  en-haut,  la chaleur montait par le trou de l'escalier;  il  y  avait aussi une tôle  trouée  autour  du  tuyau pour donner de la  chaleur.

Puis   juste   à   côté,   c'était   le  vaisselier  de  6  pieds  de haut. Sur ce  vaisselier,  il  y  avait le fer à repasser qu'on faisait réchauffer sur le poêle; il y  avait  aussi  la lampe à l'huile qui allait  faire son tour sur la table tous les soirs. Suivait   la   boîte à  bois  juste  avant  d'arriver  au  bas  de  l'escalier  où l'on  voyait aussi la planche à repasser.

De  l'autre  côté  du poêle, ça donnait  sur  la chambre de mes parents où prenaient  place  leur  lit, le bureau, la commode, la  vanité,   la   garde-robe,  le  berceau  du  dernier;  de  là on passait dans la chambre  de grand-mère.

Disons   en  passant  que  dans  chaque  pièce,  il  y  avait un crucifix, un rameau  béni  en  sapin, une bouteille d'eau bénite  fixée  au  cadrage  de la  porte, de sorte  qu'en entrant on se signait; pour que l'eau  reste toujours bénite, on remplissait les  bouteilles avec de l'eau de pluie avant que  l'eau  bénite ait été toute utilisée; l'eau demeurait ainsi toujours bénite.

Grand-mère  Mathilde  avait  sa  chaise  berceuse  dans  l'entrée  de la porte de la  grande  chambre  avec  son tricot en mains.  Elle tricotait beaucoup de mitaines, de bas  et de sous-vêtements avec la laine du pays. Parlant de grand-mère, comme elle avait du  trouble   avec   la  circulation du  sang,  c'était  mon  ouvrage  de  lui  frotter les jambes tous  les soirs avec des linges en  toile  du  pays;  elle  m'avait  donné  son  rasoir-râteau dont elle se servait pour se  faire la barbe.

Mon héritage a été fait de ce rasoir et  des  prières  qu'elle  récitait à coeur de  jour  dans  la joie. Quel coeur elle avait cette  grand-mère! Elle  était  faite  de  charité, d'espérance et de foi.

Au  mur  de  la cuisine, il y avait une  niche  où  trônait un beau Sacré-Coeur. Je  vois   aussi  dans  mon  esprit une belle  horloge  de cent ans auprès du Sacré-Coeur;  elle sonnait aux heures et aux demi-heures;  avec elle, papa et maman savaient à quelle  heure nous rentrions de veiller.

A   côté,  c'était  la  Sainte  Famille  encadrée;  n'oublions  pas  la belle croix  noire   au-dessus  de  la  porte d'entrée. Finissons en parlant du miroir situé à côté  du  poêle,  miroir  soutenu  par un collier doré  auprès duquel il y avait les fameuses  allumettes  de  cèdre de 18 pouces de long.  On  prenait  le  feu à la targette du poêle  pour  allumer la lampe  à  l'huile et les  pipes.  En  effet,  ça  fumait;  à part la visite,   tous  les  hommes  de la  maison  fumaient    la pipe;    elle   absorbait  malheureusement  plus  de boucane; c'était  nécessaire à une mère de famille.

C'est  par  l'escalier  à bascule qu'on  montait  au  deuxième  où  il y avait les  chambres  des enfants. Dans l'escalier, il y  avait  des  barres de bois après le mur  avec   des   bons   crochets;  souvent  ces  crochets avaient un  voyage  sur le dos.  Quand  il  faisait  trop  froid le jour, on  fermait  la trappe d'escalier faite avec un  cadrage de pin et recouverte avec du linge  ciré;  quand  il  faisait  trop  chaud,  on  ouvrait la trappe.

Dans  la  grande pièce, il y avait deux  châssis  français,  un derrière la table et  l'autre  sur  le  mur  adverse au-dessus de  l'évier.  Sur le mur opposé au poêle, il y  avait le portrait du Pape Pie X; suivait la  porte pour aller dans le bas-côté. A côté  de  cette  porte,  il y avait un rouleau en  bois  auquel était enroulée la serviette de  6 pieds faite en toile du pays qui servait  à se sécher les mains.

Trônait  ensuite  un  joli  secrétaire;  c'était un meuble dont la porte suspendue à  des  chaînes  servait de table pour écrire;  la  porte  étant ouverte,  on voyait trois  tablettes  de  paperasse,  papier à écrire, encrier,  crayons, enveloppes, livres  de  commandes,  livre  de  chèques, etc. etc...  Sur  la  tablette du haut, c'était la place  pour les pipes  et le pot à  tabac  de  grand-père;  la  tablette du bas servait de bibliothèque.

Au  mur  qui donnait sur le derrière de  la  maison,  se  trouvait  un évier équipé  d'une  pompe  à  la  main avec chaudière au  bec. Le renvoi d'eau, c'était une boîte de  bois  qui  déversait  son  contenu  dans le fossé derrière la maison. Sur une petite  tablette  près  de  l'évier,  reposaient le  verre  à  eau  et le savonnier avec son gros bloc  de savon pur qu'on appelait savon du  pays.

Quand  quelqu'un entrait ou sortait par  la  porte  de  derrière  entre l'évier  et  l'escalier, grand-père se levait en faisant attention   pour  ne pas  renverser  son  crachoir et il avançait sa chaise.

La  première marche de l'escalier était  une  fausse  marche;  elle avait un trou et  une  trappe;  on  l'appelait  la trappe au  chat;  pour sortir, le chat poussait sur la  trappe   avec   sa   patte;  j'aurais  aimé  connaître le patenteur de cette trappe; je  lui  aurais  soulevé  mon  chapeau  en  son honneur.

Quand  ma  mère  entrait  son  moulin à  laver, son panier de linge sale, sa cuvette  qu'elle   déposait   sur  une chaise sans   dossier,  elle voyageait du poêle à l'évier  pour  avoir  de l'eau tout en s'occupant de préparer  les repas; souvent il  y avait  quelqu'un  pour la déranger, à savoir Filou  et notre chatte d'Espagne.

J'oubliais  la  descente  de  la  cave;  c'était  une  trappe  au plancher ayant un  anneau encastré dans un cercle du plancher;  on  s'en  servait  pour ouvrir  la trappe.  Grand-père  était  le  gardien de la trappe  afin que personne ne tombe dans la cave; la  trappe  était située juste devant sa chaise  berceuse.  La  cave  avait quatre pieds de  profond avec   des tablettes  pour  les  cannages  de ma mère, le sirop d'érable, la  grosse boîte  de tabac et le grand carré à patates;  on y trouvait aussi assez souvent  de  petites  bouteilles  de  vin; on était obligé d'y circuler à quatre pattes.

Le  haut  de  la  grande  maison  était  divisé  en  deux parties. Dans la première  chambre  à  côté  de l'escalier, il y avait  une  couchette  de 8 pieds de long et de 4  pieds de large avec des côtés solides de 18  pouces de haut et des barreaux carrés; dans  cette  couchette, trois garçons couchaient, deux   à   la  tête  et  l'autre  au  pied. Ecartant une division de linge, on arrivait  au  lit  des  filles; elles y étaient trois  aussi; elles avaient un bureau, une commode  et une garde-robe en carton.

A  la tête de l'escalier, à droite, une  porte  donnait sur la deuxième chambre avec  plafond  oblique  parallèle  à  la ligne du  toit;  sur toute la longueur du mur gauche,  il  y  avait  un  cabano  de trois pieds de  profond; plus  loin, sur l'autre mur, il y  avait  le  cabano  à débarras où il faisait noir   comme  sur  le  diable;  dans  cette  chambre,  il y avait un  lit double dans  lequel  mes deux petits frères rêvaient aux  anges,  mais seulement quand ils dormaient;  mon lit à moi était là aussi.

Du  côté  nord de la chambre, une porte  donnait  sur  une  pièce  cachant une boîte  spéciale.

En   ouvrant   ses  deux  couverts,  on  trouvait  à l'intérieur une chaudière et un  bout de tuyau qui était relié au haut de la  cheminée en guise de ventilation. Tous les  jours,  grand-père  vidait  la chaudière et réclamait  que c'était son ouvrage à lui; à  côté de la toilette, dans une petite boîte,  il   y   avait  des  feuilles  de  l'Action Catholique coupées en petits rectangles de  4  à  5 pouces; ce papier, un peu plus doux  que  le papier  sablé, avait  une utilité  irremplaçable.

Un  soir, mon père dit sans rire car il  riait   presque  tout  le  temps: "Demain  matin,  je ne vous réveillerai qu'une seule  fois."  A  vrai  dire, il  arrivait qu'on  aimait faire la paresse le matin. Tous les  matins,  mon père  venait faire son petit  tour  derrière  la porte sur les toilettes;  la porte  le  cachait;  il lâchait un gros  "pet".  Moi je dormais aux aguets; mais un  matin,  réagissant  à son signal, je sautai  en  bas  du  lit, m'habillai  vitement  et descendis  en bas; en regardant l'heure, je  remontai donc me coucher et mon père riait  aux éclats derrière la porte.

Un  soir,  revenant  de veiller, Marcel  prenait  plaisir à faire prier Bernard. Se  souvenant  que  ma mère avait dit que trois  avés  avant de s'endormir nous conduisaient  direct  au  ciel,  il  frôlait  l'épaule de Bernard  en  disant: "Les entrailles  est  béni."

Et Bernard de répondre le "Sainte Marie  Mère de Dieu"; et Marcel de recommencer son  petit   jeu.   Cela   nous donnait   des  distractions  de temps en temps. Je crois  que  le  Bon  Dieu  devait rire un peu avec  nous autres.

Comme  je  travaillais  assez  sur  la  ferme, le dimanche, après la veillée, je me  mettais  à genoux pour mes prières; souvent  je  dormais  à genoux appuyé sur mon lit le  restant  de  la nuit. Un soir, par un beau soir d'été, ayant  veillé un  peu  trop  tard,  je  m'endormis  dans  la  grange; le  "blond" était en train de manger de l'herbe tout près.

Une  fois,  mon  père avait traversé la  rivière pour aller à St-Joachim en chaloupe  car   il  ne  savait  pas  nager. Bernard  demanda  à ma mère où était parti son père.  Quand   il  entendit  dire  St-Joachim,  il pleurnicha: "Moi aussi, je veux y aller au  ciel".

Devant  le  perron de la grande maison,  ma  mère  semait  des  concombres rameurs;  aimant  les fleurs, elle se faisait un beau  rond  de fleurs mélangées devant la maison.  Je  ne  peux  oublier  la  petite bâtisse à l'autre  bout du jardin ayant siège à deux  trous;  il  fallait  y penser d'avance pour  avoir son tour; cela arrivait souvent qu'il fallait  se serrer les deux jambes surtout  durant les pluies du mois de novembre.

On  n'était pas gâté par l'électricité.  Quand  ma mère faisait son lavage en hiver,  elle  étendait  son  linge dans le bas-côté  pour   le faire geler;  ensuite  elle  le rentrait dans la maison pour faire sécher.

Et  si  on  passait  dans  le bas-côté.  Dans la première pièce, la principale, il y  avait  du côté sud un grand châssis de cinq  pieds  carrés avec pentures ouvrant par le  haut,  avec  un  voile  pour  empêcher  les mouches d'entrer. Du côté nord, il y avait  des  châssis  français  sous lesquels il y  avait  la  meule  à l'eau pour aiguiser les  faux,  un établi; en sortant sur le perron,  on  était  à  portée  du puits. En montant  dans le haut du bas-côté, il fallait faire  attention pour ne pas tomber tellement il y  avait   de  choses  sur  les  marches.  Le  grenier était rempli d'antiquités de toutes sortes; il   fallait   mouver   plusieurs  articles afin   de   pouvoir traverser l'appartement;  on  y  retrouvait deux lits avec paillasses qui servaient à grand-père,  Marcel  et  moi-même quand il y avait de la  visite; il  arrivait  même que mon père  couchait  sur  la table sous nous quand les  lits manquaient  surtout  pendant le temps  des Fêtes.

En  redescendant,  on pouvait se rendre  jusqu'à la cave qui servait de débarras.

Au premier, il y avait une autre pièce,  plus  petite,  on  y  accédait en montant  quelques  marches,  le  linge journalier y était   accroché.   On y trouvait   le  séparateur pour ôter la crème dans le lait,  le  coffre d'outils  de grand-père, le 100 livres  de  farine de sarrasin, le corps de lard  salé,  le  panier  de linge sale, une  valise  de linge usagé, plusieurs tablettes  faisant  le  tour de la pièce pour recevoir  un  peu  de  tout;  la chaudière à saindoux  devait être  enjambée tellement il y avait  peu de place à circuler.

 Un Jean-Baptiste enjoué

Quand  arrivait  le  temps  de faire le  train,  mon père disait devant les enfants:  "Viens  Alcide,  on va aller tuer le veau."  L'étable s'emplissait mais il n'y avait pas  de veau à tuer.

Une  fois,  les  enfants  décidèrent de  faire  un  pique-nique  près de la rivière;  une  de  mes  cousines  dit: "Je vais tout  préparer".  Mon père,  ayant  trouvé  une  bouse  de  vache sèche, l'enveloppa dans un  papier soie et l'envoya porter à la  rivière pour le pique-nique avec le message suivant:  "Dis  à  ta  cousine de l'ouvrir seulement   pour  le dessert." Il  était  content de lui avoir joué un tour.

Une  fois,  en  visite  chez  Wilfrid à  Montréal,  en arrivant  au logement de Wilfrid,  il laissa ma mère sur le trottoir le temps supposment de rentrer au  dépanneur   situé  au  premier  étage  pour  s'acheter  un cigare. Il monta au logement  par  l'intérieur et se rendit sur le perron pour  dire  à  ma  mère: "Qu'est-ce que tu  fais là sur le trottoir, monte en haut avec  moi."

Ma  mère  me  conta aussi  qu'une fois  pendant leur séjour aux Etats-Unis, c'était un  soir et il voulait l'embrasser; alors les  deux  couraient autour  de  la table.  Soudain  quelqu'un  frappa  à la porte; mon  père lâcha alors  un  gros "pet" puant et  alla se cacher derrière une porte. Ma mère  dut aller répondre à la porte en se disant:  "Comme j'ai honte."

Un  de  mes  frères  étant à l'hôpital,  avait  été  opéré  pour l'estomac; comme il  était sur les soins intensifs, l'infirmière ne voulait pas laisser entrer mon père dans  la chambre. Mon père lui dit: "Demandez à mon  garçon sur quel rollway qu'il a mis  le  candouque."  Elle répondit: "Je ne  comprends rien à cela. Allez lui demander, mais faites vite."

En 1936, mon père et moi étions allés à  la ville pour faire des commissions. J'ai  dit  à père: "Venez avec moi, je vais vous  payer la traite." Il me répondit: "OK, je  vais  y  aller  mais  remarque  bien, c'est  parce  que  tu es parti de la maison et que  je  n'ai  plus  à te donner l'exemple de la  bonne conduite."

Quand nous allions à la messe, on avait  des  places  réservées  dans la voiture; en  avant, pour mon père, ma mère et le bébé du  temps; en arrière, tous les autres enfants.

Mon père aimait beaucoup chatouiller ma  mère  sur  les  genoux;  il avait les yeux  pétillants  dans  ce temps-là. Ma mère lui  disait:  "Prends  gare à toi, les enfants  vont te voir faire."

Mon  père  aimait beaucoup les enfants;  il  ramassait  de  gros sous; autrefois les  sous  étaient  de la grosseur des cinquante  sous.  Il appelait les enfants au Jour de  l'An et frondait les sous dessous la table; il  était content de  voir les enfants à  quatre pattes ramasser les sous.

Mon  père  a  travaillé  un  peu  à  la  poudrière  de  Drummondville. Cette ville  comptait  3  à  4  mille  habitants dans ce  temps-là  et c'était intéressant à visiter.  Nous  étions  partis,  la  famille (père et  mère  et les 5 enfants) pour visiter cette  fameuse  poudrière; comme il faisait chaud, papa arrêta le blond devant un restaurant.

Il commanda de la crème à la glace pour  tout  le  monde;  nous les enfants, nous ne  connaissions  pas  cela; faisant la bouche  fine,  nous avions  refusé de manger cela.  Alors papa et maman ont mangé nos portions. Papa  soupira: "Moi qui pensais leur faire  plaisir."  On  était,  comme  on le dit en  "canayen" des "niaiseux".

 FETES ET LOISIRS

 Un Noël traditionnel de 1924

A  Noël,  mon  frère Marcel et moi-même  avons  eu  le plaisir d'avoir été élus pour  faire des bergers avec une dizaine d'autres  garçons  de la paroisse. Dans ce temps-là,  le  prêtre  était  obligé  de chanter trois messes:  la première à minuit, la deuxième  (de  l'aurore)  et  la troisième (du jour).  Pour  nous  les  bergers,  c'était après la messe de minuit que le bal commençait; nous  étions  cachés dans l'escalier et les anges  attendaient  dans  la sacristie. Tout à coup,  les  anges  se mirent  à  chanter: "Réveillez-vous."  Nous  les  bergers,  on  sortit de notre cachette en chantant: "Réveillons-nous."  Nous marchions dans la grande   allée  en  route  vers  la  crêche pendant  que  les anges entraient dans le  choeur.  Assemblés  autour  de  la crêche,  avec  nos  habits de peaux et nos étoles de couleurs vives  et  nos cannes, nous avons  échangé des cantiques avec les anges vêtus  de belles robes blanches et d'ailes dorées.

 Un jour de l'An traditionnel

C'était  une  grande  fête  pour  les  parents  et  les  enfants. Le matin, en se  levant,   on  courait   pour recevoir la bénédiction paternelle. Puis dans nos bas  suspendus  à  une  corde  au milieu  de la cuisine,   on  trouvait  une patate,  deux  candies  enveloppés   dans   du papier de  gazette. Les plus vieux y trouvaient aussi  un vêtement de linge.

Dans  le  courant  de  la  journée,  la  parenté  arrivait  pour  nous souhaiter une  bonne et heureuse année.

La  mère  sortait tout ce qu'elle avait  préparé  depuis  des  semaines; elle avait  assez de provisions pour nous bourrer tous  pour le dîner et le souper.

Quand  arrivait  la  veillée, la maison  était pleine à craquer. Les petits enfants  avaient  hâte  que  leur  tour arrive pour  déclamer  une récitation, d'autres étaient  renommés  comme  chanteurs;  pour  les plus vieux,  c'était surtout le temps de goûter  au  p'tit  blanc,  récits, chants et p'tits  coups réveillaient les esprits et d'heureux souvenirs se gravaient dans nos têtes.

 Un tour à maman

 J'ai joué un tour à maman.

"Pour aller tout droit au ciel

Dis trois je vous salue Marie"

Qu'elle me dit en souriant.

"Ils vont te poser des ailes

Pour aller dans le paradis"

Oubliant de me dire quand.

C'était trois fois par jour pour elle

Moi j'ai pris les trois et j'ai ri

En le disant au jour de l'An

Un petit péché véniel

Car je n'avais pas menti

Et je le savais sûrement

Que l'abeille fait le miel

"C'est ma maman qui l'a dit."

Je taquine de temps en temps.

Pépère Gomme qu'on m'appelle

Je les aime bien mes petits

Aimez toujours vos bons parents

Pour moi, j'ai ma toute belle

Et son nom est Anne-Marie.

Souvent le dimanche soir, après souper,  on   allait  chercher  dans  le cabano  le  tourne-disque  (on  disait  le graphophone)  avec  son grand entonnoir et ses records;  c'était  un grand plaisir de le faire jouer  et ce soir-là on se couchait très tard.

Des   soirs,   on  jouait  aux  cartes,  d'autres  soirs, on chantait; souvent aussi  c'était  le soir des farces et c'est Marcel qui commençait le bal le plus souvent.

Le  samedi  soir,  la famille avait une  petite tradition. Papa attelait le "blond"  sur   la  voiture  à  deux  sièges. Maman faisait  passer les enfants dans la cuvette  qui servait de baignoire, elle leur mettait  leur jaquette  afin qu'ils soient prêts à  aller  à  la  couchette  au  retour. Puis  on  embarquait  tous  dans  l'express  pour  aller  faire un tour de voiture. En chemin  on faisait la prière du soir avec un peu de  distractions bien entendu.

Tous  les  dimanches, Jean-Baptiste sortait  sur  le  perron  de l'église pour avoir des  nouvelles   paroissiales   et assister  à  l'encan  qui  se faisait  pour les âmes du  purgatoire; il s'y vendait toutes sortes de choses: cochons de lait, volailles, veaux,  mitaines, bas de laine, etc, etc...

Ensuite,  il  entrait  de  nouveau dans  l'église  pour faire le chemin de la croix.  Il  revenait  dîner  à  la  maison  et vite retournait  à l'église pour les vêpres qui  avaient  lieu  à  deux heures donnant ainsi l'exemple de sa foi à sa famille.

Je   n'ai   jamais  entendu  blasphémer  grand-père,  grand-mère  ou père. C'était  vraiment du bon monde.

Un  jour,  Jean-Baptiste  dit à Alcide:  "Ce  soir, c'est dimanche et je ne veux pas  te  voir  aller  à  l'étable  pour faire le train.  Pour ta première blonde, tu vas te  faire  gâter." Puis il s'adressa à Marcel:  "Vas atteler le blond" qu'on appelait Pat,  prends  les grelots que tu poseras après le  travail du traîneau; tu sortiras la robe de  carriole neuve et tu amèneras la carriole à  Alcide devant la porte de la maison."

Un  autre  jour,  il dit à Alcide: "Tu  auras  l'air  d'un homme quand tu fumeras."  Il n'avait pas besoin de dire cela à Marcel  qui  déjà fumait en cachette, il prenait la  pipe  de  grand-père  Clément assez souvent  pour  se régaler; à huit ans, grand-père  Clément  lui avait donné une pipe en plâtre et  Marcel  fumait en se rendant à l'école.  Une fois à l'école, Marcel fumait pendant  la  récréation;  il  s'était  caché avec un  copain  dans  la chède; les filles, voyant  sortir la boucane  par  les  fentes de la  chède, sont  allées  avertir la maîtresse.  Marcel,  ayant senti la soupe chaude, avait eu le  temps  de cacher  sa pipe dans ses  culottes  pouffantes (golf) avec sa blague  et  ses allumettes. La maîtresse commença  par  fouiller l'autre garçon qui avait des petites   culottes  courtes  au-dessus des genoux; il   n'avait   pas de poche  et  seulement  une  petite  fente  dans le côté  attachée avec un seul bouton. Marcel riait  et  nous  disait: "Devinez donc ce que la  maîtresse   a   trouvé   en défaisant  le  bouton..."

  3. Ma mère la besogneuse

 L'alimentation

Dans  le  temps  de  la  crise ou de la  dépression,  le  matin,  après avoir récité  l'Angelus,  ma mère nous servait des crêpes  blanches  avec  de la  mélasse;  après  le  déjeuner, avant que personne ne sorte de la  maison, c'était la prière en famille.

Le  midi: l'Angelus, la soupe aux pois  cuite  avec  un  gros morceau de lard salé;  comme  le  beurre  était  rare, c'était du  saindoux  qu'on mettait sur le pain ou les  tartines; des fois, on y ajoutait un peu de  sucre blanc, question de  se changer du  dessert  quotidien:  la mélasse. Le soir:  l'Angelus,  de  la galette ou des crêpes au sarrasin;  pour le dessert,  c'était  une  assiette  à soupe de gruau clair, cuit avec  le petit lait écrémé.

J'achetais  un  gallon  de  mélasse par  semaine;  souvent  avant la fin de semaine,  il n'y avait plus de mélasse.

Le  poisson  était  au  menu  de chaque  vendredi  et  pendant l'Avent, le Carême en  plus des jours de jeûne.

On  mangeait de temps en temps du boeuf  le  dimanche  midi  et  de  la fricassée le  soir;   c'était  une  surprise de pouvoir  manger un dessert spécial le dimanche soir.

Quand  il y avait une fête personnelle,  pour remplacer le gâteau, on mangeait de la  bonne  "poutine  chômeur" ou de la "poutine  aux pommes".

Pour  les  fêtes,  ma  mère faisait des  galettes  à  la  crème avec un peu de sucre  dessus.  Une année, elle les avait cachées  dans   le   cabano; comme  j'avais  un bon  sentiment,  j'ai trouvé sa cachette et tous  les jours j'allais   me chercher  une  galette.  Un  jour,  ma mère s'aperçut que  ses galettes  disparaissaient  et convoqua Simone,  Marcel et moi-même;  ce  fut une  conférence de galettes. Je fus découvert à  cause de mon incapacité de mentir.

Une   fois   Marcel  a  eu  une  petite  aventure.  Ma mère lui avait dit: "Va au  puits chercher la saucisse sur la tablette,  je  vais  en  faire cuire  pour le dîner."  Comme  Marcel  avait échappé la saucisse au  fond  du puits. Grand-père alla chercher  une  pompe  et  vida  le  puits;  ainsi  la saucisse   fut   récupérée   et   le  puits bénéficia d'un bon nettoyage.

Tous   les   samedis  matins,  ma  mère  préparait le pot de beans. Elle lavait les  beans  et  en  remplissait le pot aux trois  quarts  sans  oublier d'y  déposer un beau  morceau de lard salé avec la couenne. Elle  nous demandait à Marcel ou à moi d'aller  porter   le  pot  chez  le  boulanger. Le boulanger  remplissait le pot d'eau et le  déposait dans son four à pain pour la  cuisson  jusqu'au lendemain matin; après la  messe,   en  revenant  à la  maison, nous ramenions  le  pot de belles beans dorées.  On lui faisait honneur au déjeuner quitte à  avoir  de la somnolence pendant la messe de  9 heures   et   demie  pour  ceux  qui  y  retournaient.

Le pain

Ça   prenait   trente-trois  pains  par  semaine pour nourrir la famille.

Le  lundi  matin, ma mère faisait cuire  six patates moyennes, les déposait dans une  grande chaudière de cinq gallons avec l'eau  de  la cuisson; elle y ajoutait deux carrés  de deux pouces de ferment et une poignée de  sel. Après avoir mélangé le contenu, elle  déposait  la  chaudière  sur le réchaud du  poêle  et  laissait le tout fermenter toute  la journée.

Après le souper, commençait mon ouvrage  de  boulanger; je déposais cinquante livres  de   farine   dans  la huche, prenais  la  chaudière  qui était pleine de fermentation  et   la   vidais  dans  la  huche.  Là  je pétrissais  la pâte jusqu'à ce qu'elle ne  colle  plus aux mains. Ensuite je déposais  le  couvert  dessus  pour  mettre fin à mon ouvrage.

A quatre heures, le lendemain matin, ma  mère  était  déjà  debout;  elle graissait  trente-trois moules à pain, se rendait près  de  la  huche  qui était sur la table; elle  enlevait  le  couvert  qui  était soulevé à  quatre pouces au-dessus de la huche. Elle  déposait   la  pâte  sur  la  table  et la  divisait   en   trente-trois  morceaux,  la pétrissait  de nouveau avant de la déposer  dans  les  moules.  La pâte levait jusqu'à  quatre heures de l'après-midi, moment où la  cuisson commençait;  la  dernière  fournée  sortait  du  fourneau  après huit heures du soir.  Alors  ma  mère couvrait les pains frais avec un grand drap blanc.

Le  lendemain  matin, elle rangeait les  pains   dans  la  laiterie  et la semaine  suivante, la même opération recommençait.

 La saucisse et le boudin de maman

Pour faire sa saucisse, maman utilisait  les  boyaux  des  intestins  du porc; pour faire  son  boudin, elle prenait les boyaux  des intestins du boeuf.

Le  boyau, séparé de la panse, du colon  ascendant  et  de  l'estomac, était déposé  dans  une  cuve  à demi-remplie d'eau; il  fallait glisser le pouce et l'index sur le  boyau  afin  de  le  vider  de son contenu; ensuite, il fallait  trouver le moyen de  virer  le boyau à l'envers; on y arrivait à l'aide  d'une  grosse  épingle à sûreté sur laquelle on enroulait peu à peu l'intérieur  du boyau; on procédait ensuite au nettoyage  complet  en se servant du dos d'un couteau;  on  le lavait, on le rinçait et ensuite on  le remettait  à  l'endroit  selon  le même  procédé.

Puis,  on  attachait solidement un bout  avec  de  la  ficelle; on le gonflait d'eau  claire  par  l'autre  bout;  c'est par ce procédé qu'on voyait s'il était étanche; si  non,   on  coupait  le  bout  troué  et  on recommençait.  Le boyau était alors prêt à  être  installé  au  bout  de l'entonnoir du  moulin à hacher la viande.

Maman  préparait  sa viande à saucisse:  du  maigre  de  lard,  un  peu de veau, des  épices,  sa  petite  touche personnelle qui  demeurait son secret.

On  procédait  alors au remplissage; on  s'y  mettait  à  trois:  l'un tournait la  manivelle, un autre fourrait la viande dans le  moulin  et  le troisième  faisait  des  noeuds  dans  la  saucisse  à tous les cinq  pouces au  fur  et à  mesure qu'elle se remplissait.

Il  ne restait qu'à la faire cuire et à  la manger.

Pour  le  boudin  mêmes  opérations; il  était   cependant   composé différemment:  sang  de porc, lard haché maigre, épices et  une autre petite touche personnelle.

C'était toute une corvée quand arrivait  le  temps  de la saucisse et du boudin. Ma  mère  prenait  toujours  la tâche la plus  ardue,  celle  du clinage, du lavage et du  rinçage du boyau. Nous les enfants, on lui  levait notre chapeau.

 Le grand ménage

Parlons  pour commencer des paillasses.  C'était  des  sacs  en forme de poches avec  une  ouverture  au  centre et un rabat avec  bouton    et boutonnière    pour   tenir  l'ouverture  fermée.  La  paillasse  était remplie   de feuilles blanches  de  maïs.  Quand  on  faisait  le lit, on brassait les  feuilles  pour  rendre  la  paillasse  plus souple.

Ces   paillasses  faisaient  cric  crac  croc!!!  Les  parents n'aimaient pas cela  car  cela  pouvait  troubler le sommeil des  enfants, leur faire faire des cauchemars et  perdre   leurs  "rêves  aux  anges".  Sans  radio, sans télévision,  de téléphone, la  vie  était calme et les rêveurs s'amusaient  à  découvrir  ce  qu'il  y  avait  sous les feuilles de choux.

A    l'automne    quand    on   faisait  l'épluchette  de  blé d'Inde, on vidait les  poches de blé d'Inde au milieu de la grande  pièce  du bas-côté. On mettait des chaises  autour  et  tout  le  monde  plumait du blé  d'inde. Celui  qui en trouvait un rouge  avait  le  droit d'aller embrasser la fille qu'il  trouvait  de  son  goût car il était  nommé Roi; de même si c'était une fille qui  faisait   la   trouvaille,  c'était  permis  d'aller embrasser un garçon.

Ma   mère   demandait  de  séparer  les  feuilles  blanches des autres; les blanches  étaient  séchées  et  la mère les utilisait  pour  remplir  les paillasses  quand  elle  faisait son grand ménage.

Quand  arrivait  le  temps  de tuer les  volailles,  on leur coupait la tête sur une  bûche  avec  une hache; on transportait les  volailles  mortes à la  maison  pour  les  ébouillanter et les plumer. On gardait les  meilleures plumes; après les avoir séchées,  on les groupait en plumards qui servaient à l'époussetage.  On  conservait  les plus  belles plumes pour écrire.

Les  pattes  de  lièvres  et  de lapins  avaient  aussi  leur  utilité; après qu'on  eut  recouvert  le  poêle  de  fonte d'une couche  de  cire,  on se servait des pattes  pour l'astiquer et le faire briller.

  4. Mon père, l'homme à tout faire

 Le rouleau à neige de mon père

Dans les années 1923 à 1930, mon père a  été  nommé  inspecteur  des chemins pour le  premier   rang   et  la route pour  aller  jusqu'au village à partir du deuxième rang.

Alors,   il   s'est  fabriqué  un  gros  rouleau  car  dans ce temps-là on utilisait  des  rouleaux pour fouler la neige dans les  chemins. Son rouleau avait 5 pieds de haut  et 10 pieds de large et il était formé de 3  grosses roulettes reliées  par un essieu.  Ces  roulettes  étaient  installées sur des  bouchinnes d'un rack au centre duquel était greffée une  togne. Les roulettes de bois  étaient  retenues par des cerceaux en métal  vissés au bois à tous les 2 pouces.

On  n'avait pas été toujours capable de  trouver un employé pour rouler les chemins;  alors  pendant  de nombreuses années, c'est  moi  qui  me tapais la  job au coeur des  tempêtes.

 La glacière

En  1924,  pour  faire sa glacière, mon  père  s'était  acheté  une tonne de mélasse  vide  pour cinq dollars; dans le côté de la  tonne,  il  perça  un trou de 18 pouces de  diamètre;  cela  servait  d'ouverture et de  porte.

Au  commencement  de  décembre, un soir  mon père versa un seau d'eau dans la tonne.  Le lendemain, il tourna un peu la tonne et  vida  encore  un  seau d'eau. Quand il eut  fait  son  petit jeu assez longtemps, il se  retrouva avec une glacière dont la couche  de  glace  avait  bien  de  6  à  8  pouces d'épaisseur.

Ensuite  il  fit  un grand trou dans le  carré  de  foin  y déposa la glacière et la  recouvrit de foin en prenant soin cependant  de  laisser libre l'espace pour mettre la  porte.  Cette  porte était recouverte d'un  lot de couvertures et de catalognes.

Quand  il faisait boucherie, la semaine  avant  Noël,  il débitait la viande dans le  bas-côté,     il    la    faisait  geler, l'enveloppait morceau par morceau et allait  la déposer dans la glacière. Il ouvrait la glacière  seulement une  fois par semaine  pour   prendre  de  la  viande;  il venait  déposer ce paquet de viande sur la tablette  du puits qui servait de frigidaire.

Dans  le  haut  du carré du puits, il y  avait  un  vireveau alimenté à la main avec  une poignée. Après le vireveau, il y avait  une  chaîne  qui soutenait trois chaudières  que   l'on   descendait   dans  l'eau  pour conserver   les aliments frais mais  pas  congelés.

Mon  père  avait  une  autre  sorte  de  glacière;  c'était  de  la viande enterrée  dans le carré de grain.

Une  année,  on  avait eu un temps très  doux et la viande ne pouvait pas geler. Ma  mère avait installé tous ses chaudrons pour  faire  cuire  la viande avant de la perdre,  et  elle  nous  avait  mis à la prière pour  avoir du temps froid.

 La jambonnière

En   1924,   mon   père   a   fait  une  jambonnière;  c'était une petite bâtisse de  trois  pieds de carré et de 8 pieds de haut  avec  un ventilateur sur la couverture. La  bâtisse avait deux portes sur la devanture;  celle du haut mesurait 2 pieds par 3 pieds;  celle  du  bas  mesurait  2 pieds carrés et  était  en  plus  munie  d'une targette pour contrôler l'air.

Il y avait quatre crochets installés au  plafond   pour  recevoir  la viande  qu'on  voulait jambonner; généralement c'était une  fesse,  une épaule et une partie du côté à  partir duquel on faisait le bacon.

Alors  mon  père  faisait de la saumure  légère  qu'il  déposait  dans une cuve de  bois;  il  enveloppait  sa  viande dans du  coton  à fromage et la faisait tremper dans  la  saumure  toute  la  nuit. Le lendemain  matin,  il accrochait la viande au plafond  de  la  jambonnière.  Il allumait un petit feu pour avoir du charbon de bois.

Et   là  il  mêlait  la  braise  à  des  copeaux  d'érable, à des épis de blé d'Inde  séchés  et à des épluchettes pour donner un  petit  goût  sucré au jambon. On regardait  sortir    une   petite   boucane   par   le ventilateur;   ça prenait une semaine  à  jambonner.

 Le fourrage vert

Un  été, mon père avait décidé de faire  du  fourrage vert pour ses vaches. Il sema  de  l'avoine  avec  des  pois après avoir  engraissé   une pièce   de  terre  neuve.  L'avoine  et  les  pois  poussèrent  et  la récolte  fut très belle. Avec son moulin à  faucher,   mon  père  coupa  la récolte, la  laissa  faner  et l'entra dans le carré de  la grange. Une semaine plus  tard,  il  s'aperçut  que  la  vapeur montait de 2 à 3  pieds de haut au dessus du carré. Il alla  chercher  son  gros cheval  brun,  lui fit  fouler  la  récolte  et la vapeur disparut.  Il  répéta le même manège pendant plusieurs  semaines et le fourrage vert fut réussi.

L'année  suivante, il acheta un silo en  lattes  de  bois  semblables  aux lattes de  clôtures  à neige; il y fit ensiler son blé  d'Inde  et  son fourrage vert. C'était son  premier   silo   et  les  vaches  donnèrent beaucoup de lait.

 Moulin à battre le grain

En  1930,  mon  père acheta son premier  moulin  à  battre ainsi que le pont roulant  de  chevaux  à  vapeur. Le pont était fait  ainsi:  sur  un angle de trente degrés, le  plancher,  assez  grand  pour  entrer  deux chevaux,  était fait  avec du  hêtre de 2  pouces par 8 pouces et par 6 pieds de long;  le  plancher  était  déposé sur des chaînes qui fonctionnaient  sur des roues de métal  fixées  à tous les 8 pouces de chaque côté.  Le  pont  avait des gardes sur les côtés et  sur  le  devant.  Après que  les  chevaux  étaient  montés  sur le pont, on installait  une barre  en arrière pour les empêcher de  sortir.  Il y avait une grande poulie de 5 pieds  après  le  pont roulant et une autre  plus petite après le moulin à battre; elles  étaient  réunies ensemble avec une courroie  de  cuir.  Les chevaux  étaient  ferrés à  piton carré et par la force de leurs jambes  ils faisaient fonctionner le pont.

Grand-père  faisait  manger  le  moulin  avec   le  grain  que  je  lui donnais  en  provenance du carré à grain; mon père avait  soin  du  crible  et des  poches et Marcel  recevait la paille en arrière. De temps en  temps, grand-père nous payait  la traite  avec du tabac à chiquer à la mélasse. Pour  arrêter  le  moulin, il fallait arrêter les  chevaux avec une grande barre  de  bois  d'orme  installée  au  pont; on mettait une  pression  de  la barre  sur la courroie de  cuir  en disant: "Woh! Woh!." Les chevaux arrêtaient.

 Les cochons et la boucherie

Une  année,  Jean-Baptiste  avait élevé  deux  truies  qui ont eu chacune une portée  de huit cochonnets; ça en faisait 16 à part  ceux  qu'elle avaient mangés; sur les 16,  il  y  avait  10 mâles; on en garda un pour  l'encan  à la porte  de l'église. On les  appelait  petits  cochons  de  lait  car  à quatre semaines, ils étaient déjà sevrés.

Jean-Baptiste castra les 9 autres mâles  et  trois  mois  plus tard, avant de partir  travailler  à  Montréal, il dit à Alcide et Marcel: "Vous nettoierez les cochons cette  semaine et les mettrez dans l'enclos."

Alors, le lundi matin, Alcide et Marcel  se  rendirent à la porcherie. Alcide avait  les pinces et les anneaux, c'est Marcel qui  avait  la job de tenir les cochons le temps  qu'Alcide  leur  passe  l'anneau au nez; on passait  cet anneau au nez des cochons pour  les  empêcher  de  fouiller le terrain. Un  cochon  de quatre mois était très difficile  à tenir. Marcel ricanait: "Fais attention  pour  ne  pas  te  tromper."  De  temps en temps, il était sous le cochon. Imaginez, c'était difficile de le reconnaître...

 Le cochon de boucherie

Une  année,  on avait tué un cochon qui  pesait  six  cent cinquante livres; c'était  un cochon engraissé aux épis de blé d'Inde;  il   avait  été castré  à  3  semaines  et  enlainé;  on l'avait mis au clos près de la grange.   On   lui donnait de l'eau  de  vaisselle  pure non savonnée, on y ajoutait  un  peu  de  son.  Le  cochon  mangeait  de l'herbe  dans le pré, comme les vaches. Il  passait l'hiver dans l'étable, au printemps  on  le remettait au clos. Au mois d'août,  le cochon était devenu très long et maigre;  alors   on  le  rentrait  de  nouveau  dans  l'étable et on s'installait dans une stalle  d'un pouce  plus large que lui et de douze pieds   de   long;  à  chaque  semaine,  on élargissait   sa   stalle d'un pouce;  on faisait  cela  dans  le but de l'engraisser  pour  les  Fêtes. Il mangeait jusqu'à 100  livres  de farine de cochon par repas ainsi  que trois épis de blé d'inde. Il mangeait,  il dormait et faisait...

 Boucherie

Jean-Baptiste  faisait  boucherie  tous  les   ans,   la  semaine  avant Noël.  Il disait:  "Allez  placer  le  vire-veau en place."  C'était un billot de 8 pouces qui  était  sur  les  poutres à 6 pieds; au bout  de  la poutre, il y avait deux morceaux de  bois  cloués  ayant  8  pouces  entre pour  recevoir le billot; dans le bout du billot,  il  y  avait  des trous de 2 pouces pour  recevoir des perches; ces perches servaient  à  tourner  le vire-veau.  Au centre il y avait une chaîne avec crochet pour attacher l'animal.  On tournait le vireveau chacun  notre  tour  et  l'animal montait dans les airs; dans cette  position, on pouvait le  plumer, l'éventrer et le laver. Grand-père  Clément  avait peur   du   sang; alors, Jean-Baptiste faisait   la   saignée   et  Anastasie,  ma mère, avec la poêlonne et la chaudière, cueillait le sang pour faire son  boudin des fêtes.

Ensuite,  il  fallut ébouillanter notre  cochon  afin  de lui ôter les soies; on fit  bouillir de l'eau dans un grand chaudron et on la déposait dans une auge nommée foulon;  il fallait que l'eau soit assez chaude pour qu'on  ne soit pas capable d'y tremper les  doigts  plus de deux fois. On déposait les  chaînes dans le foulon en laissant retomber  les  bouts  hors du  foulon;  on déposa le  cochon   dans   l'eau  en s'empressant  de  croiser  les chaînes par dessus lui. Pour ébouillanter notre  fameux  cochon  de 650  livres,  on  était  6  hommes pour retenir. Quand la soie s'arracha facilement avec les  chaînes,  on  plaça  des madriers sur  le  foulon;  on y déposa le cochon, on continua  à  lui arracher ses soies avant qu'il ne  refroidisse  trop;  puis on nettoya la peau  avec  des couteaux  tout en la lavant dans  l'eau.

 Plusieurs métiers

Pendant  plusieurs années, il manqua de l'ouvrage comme charpentier; alors,  Jean-Baptiste  travaillait  avec sa famille  sur  la  terre.  Il fallait  se serrer la  ceinture  car  le  boeuf se vendait ,02$ la  livre, les oeufs ,01$ chaque, le lait ,015$  la livre et les bananes ,05$ la tresse.

Jean-Baptiste  fabriqua  une forge avec  un séparateur donnant ainsi la job à Alcide  de  ferrer  les  chevaux.  Il acheta deux  clippers,  un  pour la maison, l'autre pour  les animaux.

Il  allait aux bois se chercher du buis  et  faisait  des  tisanes  qui servaient de purgation pour la famille et les animaux.

Il  tannait  le  cuir  car  personne ne  voulait  acheter les peaux; il étendait les  peaux  sur  le  plancher  de la grange, les salaient   pour faire  fondre  la  viande  ensuite,  après  avoir  préparé  des  cuves remplies  à moitié de fumier de volaille et  d'eau,  il  déposait  les  peaux dans  les  cuves,  les  laissait  tremper  pendant une  semaine; ensuite, il les pilait,  les  essorait  avec  les  tordeurs  qu'il  avait  lui-même patentés et fabriqués. Il fallait  que l'eau soit toute sortie des peaux pour  faire  un  bon  cuir souple; il fallait que  les   peaux  soient  de nouveau dans  une  solution  dont  je ne me  rappelle pas la  recette  et qu'elles  soient  essorées  de  nouveau.

Une  année,  il avait tanné une peau de  cheval,  une  de vache, deux de veau et une  de chevreuil.

Le  cuir  fait  de la peau de chevreuil  servait  à faire de la babiche, pour coudre  le  cuir, pour faire des attelages pour les  chevaux,  pour faire des  bottes  et  des  souliers de boeuf.

Il   faisait   bouillir   les  derniers  ramages   d'eau  d'érable  pour faire  son  vinaigre  blanc;  je  me  rappelle qu'il se servait  d'un thermomètre semblable à celui  dont   se   servait  pour  faire  du  sirop d'érable mais je ne me rappelle pas jusqu'à  quel degré ça devait bouillir.

Il  avait  installé  dans le verger une  boîte de quatre pieds de haut, quatre pieds  de  large  et  quatre pieds de long sur les  piquets  de  cèdre à  trois pieds dans les  airs.  Il y avait des ventilateurs dans le  haut des boîtes du côté du soleil levant; à  deux  pouces  du fond  de chaque boîte, il avait  installé une chantepleure  en  bois. Parmi les ingrédients de son vinaigre, il y  avait  du  houblon  et du ferment. Quand on  allait  dans  le verger,  il y avait  un bourdonnement de fermentation semblable au  bruit d'une ruche d'abeilles. A l'automne,  il coulait son vinaigre; il disait: "Joual  vert, qu'il est beau et clair!"

Quand  l'hiver était arrivé, il faisait  des  harnais  simples et doubles; assis sur  son  cheval  de  cordonnier,  il préparait aussi   ses   ligneuls et  ses  babiches.  C'était beau de le voir travailler.

Une année, il avait changé trois cordes  de  bois  fendu  en éclats d'un pouce carré  pour  une peau de cheval. Tout ce bois, il  l'avait  monté  au troisième  étage  de la  grange avec l'aide d'Alcide et de Marcel.

Il  réparait les chaudières et terrines  avec  de  l'étain ou avec des rivets et des  washers  de  cuir  quand le trou était trop grand.

 5. Péripéties d'Alcide

 Les branches de chat

A  l'âge  de  douze  ans, au printemps,  j'allais  au  bois chercher des branches de  chat;  je  les  coupais  par bouts de trois  pouces  avec  mon petit couteau; j'affilais  le  bout  sur  un  angle de 30 degrés; à un  pouce du bout je faisais une autre coupure  aux deux  tiers  de  profondeur  et au même  degré.  Ensuite,  avec  le  manche de mon  couteau, je tapais  sur l'écorce pour la  décoller  du  bois. Ayant enlevé l'écorce,  je  faisais  un sillon avec mon couteau à  partir du trou jusqu'au bout. En remettant l'écorce, j'avais fait un sifflet.

On  se  servait aussi de ces branches à  l'automne  pour  attacher  les pieds de blé  d'inde  par  paquets;  je coupais le blé  d’Inde  avec  une faucille  et  grand-père  faisait   l'attache;  les  paquets  étaient  accotés sur  des chevalets que grand-père  avait fabriqués pour la circonstance.

Les branches de chat, c'était de belles  branches  droites  qu'on pouvait plier sans  qu'elles cassent.

 Accident

Je  vais  vous raconter le petit voyage  que j'ai eu avec le râteau à foin.

En  1924, comme mon père avait fini ses  foins un de ses voisins lui demanda d'aller  lui  aider  à  finir  les  siens. Alors le  lendemain matin, mon  père  et  moi-même  partîmes  avec  notre  voiture  à foin pour  aller lui aider. Arrivés sur les lieux, le  voisin  dit  à  mon  père:  "Ton garçon va  "râcler" nous autres, nous allons charroyer  le foin." Ayant attelé les chevaux, un de  3  ans  et l'autre de 4 ans, sur le râteau,  j'ai "râclé" la première pièce; à la suite de  cela  pour me rendre sur la deuxième il  fallait  traverser  un  pont de 12 pieds de  large;  le  râteau  en avait 14 lui. Quel problème!

J'avais  12 ans et j'étais tout petit,  le  siège  était  trop  haut, donc  je  me  contentais de m'adosser sur le siège.

Alors,  arrive  le pont. J'ai levé les  dents   du   râteau  à  un crochet  et  je  m'engageai  sur le pont. Une roue tomba au bout  du pont, la togne frappa le cheval de  gauche  sur  les jambes, celui-ci prit peur  et    les    deux chevaux partirent à  l'épouvante;  le  crochet  qui  tenait les  dents  céda  et  moi  je suis tombé dans le  râteau à la place du foin.

Le  râteau  s'accrocha  dans la clôture  faite  en  broche  "carreautée" alors, dans  l'élan, plusieurs piquets de clôture furent  cassés.  Au  bout de 3 arpents, la roue du  râteau  fut  soulevée car un piquet n'a pas  voulu céder;  c'est  ce qui ne permit de  sortir  de  là  comme  Jonas  sortit  de la  baleine.   J'avais  seulement  une  petite bosse à la tête.

Arrivé  à  la  maison pour souper, j'ai  monté  directement  me  coucher. Ma mère  s'informa à mon père de la raison de cela.  Il  lui  dit:  "Il lui est arrivé la même  chose que toi".  En effet, la veille, mes  parents avaient  eu un accident; le blond tomba dans un trou sur un pont défoncé; mon père  et  ma mère l'avaient suivi; le blond  avait eu l'instinct de ne pas remuer et mes  parents s'en étaient sortis sains et saufs. 

 Le violon d'Alcide

Un  soir,  j'ai demandé à mon père s'il  voulait  me faire un violon; il me répondit  qu'il  n'était  pas  capable.  Alors je me  suis  mis  dans  la tête  de  me  le faire  moi-même.   Pour  avoir  un  modèle,  j'ai  emprunté le violon de grand tante Marie.

J'ai  pris  une  planche d'érable et je  l'ai  creusée  à la main jusqu'à ce qu'elle  soit assez mince pour qu'on voie la lumière à  travers  le  fond. J'avais entendu dire  que  plus  le  fond était mince, plus beaux  seraient les sons. Je me suis rendu sur le  chemin  de Yamaska pour acheter une vieille  planche de pin pour le dessus; plus le bois était  vieux, plus  le son était beau; le  fermier  me la donna en me souhaitant bonne  chance.

Je  fis  la  queue  du  violon  avec du  merisier.  Les  clés,  le pont et le petit  poteau  pour  supporter  le  dessus ont été faits  aussi  en merisier. Je me suis fait  des gabarits pour être capable de plier les côtés. Les  côtés étaient des éclisses en  bois de plaine de 2 pouces de large par 1/8  d'épais;  je les ai fait tremper dans l'eau chaude,  les  ai pliées et fait entrer dans  les gabarits.

Pendant  deux jours, je les ai laissées  sécher;  ensuite  je les ai découpées de la  bonne  longueur et je les ai collées à leur place comme tous les autres morceaux.

Il ne restait qu'à aller m'acheter des cordes pour que mon violon soit terminé.

Quant à l'archet, il a été fait en frêne; pour le crin, je m'organisais en allant à la messe le dimanche pour me faufiler en cachette le long des chevaux blancs attachés dans les stalles; quand je leur arrachai des crins, ça ruait et ça hennissait, mais ça valait la peine quand même...

Après six mois de travail à temps partiel, mon violon était terminé; je suis allé voir tante Marie pour le faire accorder; elle me joua une toune et me félicita. Enfin j'avais réussi mon chef-d'oeuvre.

J'ai appris à jouer quelques airs mais j'ai constaté que j'étais meilleur pour faire que pour jouer.

Aujourd'hui, j'ai donné ce violon à un de mes gendres; aux dernières nouvelles, le violon avait des cordes de cassées mais le gendre le garde quand même comme souvenir.

 

Mon premier rêve d'amour

Quand j'étais petit garçon, le gouvernement canadien octroyait de l'argent pour les cours d'agriculture. C'était des cours sur huit jours appuyés de films pour compléter la matière.

Ces cours se donnaient à Drummondville; mon père m'avait trouvé une pension dans une grosse famille pour que je sois sur place pour les cours; ce fut pour moi un grand plaisir de suivre ces cours.

Le soir, après les vues, je revenais à ma pension et je montais me coucher. Le dernier soir, arrivé à la tête de l'escalier, je ne peux pas dire si c'est un rêve ou la réalité mais j'ai vu une belle brunette aux cheveux frisés; des yeux brillants me regardaient chaleureusement. Comme je passais à ses côtés, je lui ai donné un doux baiser et elle s'en est allée.

J'ai ressenti comme un choc électrique; un frisson a traversé tout mon être. Si c'était un rêve, je puis dire aujourd'hui que ce fut mon premier rêve d'amour.

A cette occasion, mon coeur avait chanté un petit poème dont je me souviens encore; il se disait ainsi:

"Si ton coeur serre mon coeur

Près de ton coeur est aussi mon coeur

Ces 2 coeurs auront ce qu'il y a de meilleur

Et que l'on appelle le parfait bonheur."

 

Les années ont passé et ce beau rêve que j'ai eu dans le passé hantait mon esprit. Ayant appris qu'elle avait commencé à travailler, j'avais hâte de la revoir et je me sentais pousser à aller en ville. Et à chaque fois, je faisais un détour pour passer dans la rue où était mon ancienne pension.

Un jour de voyage, comme j'avais mon dîner dans ma chaudière à lunch, j'ai arrêté ma charette un peu avant d'arriver devant sa maison et j'attendais, mangeant mes sandwichs tout en regardant autour. Tout d'un coup, je l'ai aperçue qui venait et je me suis dit: "C'est toujours une beauté." Elle était alerte et transmettait la gaieté. C'était tout un beau modèle à voir et dans son regard, j'ai compris qu'il était rempli de bonté.

Après avoir fini de dîner, je fumais ma pipe; soudain elle sortit et retournait travailler. Là je me suis dit qu'il était temps de mettre le rêve de côté et de poursuivre la réalité.

Un bon soir, j'ai décidé d'aller la courtiser. Cela a eu l'air de lui faire plaisir car quand je me suis présenté, elle me fit passer au salon et elle a fait partir le tourne-disque; nous avons écouté de la belle musique. Dix heures arrivées, elle me dit: "Demain je travaille, il serait temps que tu te retires maintenant." Pensant au prochain rendez-vous, je lui demandai si ça lui ferait plaisir que je revienne la voir. Elle me dit: "Pas à présent car je veux garder ma liberté." En moi-même je me suis dit: "Il va falloir que j'accepte et que je continue à rêver pour un bout de temps encore et simplement me permettre de la voir une fois de temps en temps dans le temps des fêtes."

 

Alcide part pour un emploi

Au pire de la crise, j'avais 21 ans et je "couvais" encore la maison.

Etant quatorze autour de la table à manger, je me suis dit: "Il faut que je fasse quelque chose." Après réflexion, un soir, je dis à mon père: "Demain matin, je pars pour me trouver un emploi." Il me dit: "Tu devrais rester ici, t'acheter une terre, on travaillerait avec les mêmes machineries." Je dis: "Mon idée est faite, je vais voir en ville." Le lendemain matin, à quatre heures, j'étais debout; après avoir fait un petit bout de prière, je suis descendu à la cuisine. Surprise mon père était assis au bout de la table et me zyeutait: "Tu es toujours décidé à partir?" J'ai répondu: "Oui, il le faut; je vais embarquer avec le laitier qui vient chercher le lait à 6 heures."

Alors mon père sortit sa bourse et me présenta un cinq dollars. Je lui ai dit: "Mon merci, vous en avez plus besoin que moi." Je savais que c'était tout l'argent qu'il possédait. Il insista: "Prends-le, il faut que tu t'achètes une paire d'overalls et un froc car pour te chercher du travail en ville, il ne faut pas que tu sois en guenilles. "Alors j'ai pris le cinq dollars un peu à contrecoeur mais il le fallait; et je suis parti pour l'aventure.

Arrivé en ville je me suis acheté des overalls et un froc neufs; ensuite je me suis rendu chez un de mes cousins qui avait un garage. Ayant ôté mes guenilles, j'avais l'estomac gonflé de pep. Et là j'ai négocié ma nourriture contre le lavage des autos. Il me dit: "Le matin tu pourras faire comme les autres, aller te mettre en file à la porte des manufactures et je te souhaite la meilleure chance."

De fil en aiguille, je me suis retrouvé sur une ferme à St-Germain, chez un habitant à qui mon père avait emprunté de l'argent; mon père ne pouvait pas le remettre tout de suite. Alors avec ce cultivateur, on a passé une entente. Je travaillerais pour lui à cinquante sous par jour; il garderait cet argent pour payer les intérêts que la dette de mon père ne cessait d'accumuler. Je n'ai jamais vu la couleur de cet argent d'autant plus que je courais du matin au soir, comme un fou.

Beaucoup de personnes venaient le voir pour travailler seulement pour leur nourriture mais il les refusait; il aimait mieux me voir courir et récupérer les intérêts dus par mon père. Il avait 900 acres de terre et 5 granges pour entasser son foin.

A cinq heures du matin, j'étais debout pour faire le train avec son garçon de quatorze ans pendant que lui prenait soin des chevaux. Après la traite des vaches, j'écrémais le lait, je chargeais quatre tonnes de foin avec ses deux petits garçons, j'allais déjeuner. Puis à sept heures du matin, pendant que lui allait chanter des messes au village, j'étais rendu dans le champ.

Il avait deux moulins à faucher; je travaillais avec l'un d'eux. Vers 9 heures, il revenait aux champs prendre ma place et m'envoyait sur la petite faux pour faucher le bord des fossés. Vers dix heures, je commençais à charger les charettes; j'étais seul pour fournir le chargeur; un des garçons conduisait les chevaux à coup de fouet. "Hourra", disait le bonhomme, "on va faire deux voyages avant le dîner."

Un dîner, le boss dit à sa femme: "Tu n'as pas de beurre à mettre sur la table." Elle répondit: "Les enfants l'ont tout mangé, passez-vous-en", retournait au poêle remplir la théière avec de l'eau chaude et remplissait ma tasse avec.

Maman m'avait préparé des beaux mouchoirs blancs pour le dimanche; je découvris un jour que la femme du boss me les volait et les remplaçait par des guenilles; elle était bien salope mais j'ai eu une occasion de me réjouir.

Un soir, elle avait changé le bébé à la noirceur et le bébé lui avait déposé de la moutarde sur son tablier; c'était bien bon pour elle; peut-être l'avait-elle piqué avec une aiguille en le changeant de couche?

 

La terre aujourd'hui

En 1923, la terre de mon père était moitié en chaume, moitié en bois. En 1983, soixante ans plus tard, un bon dimanche après-midi, je partis avec ma petite femme Anne-Marie pour aller voir la terre qu'on appelait la terre des Bonin.

La grande maison et le bas-côté étaient passés au feu, la grange, le hangar et la shead à voiture avaient été détruits par un gros vent; le gros pin en face de la maison, pin de 3 pieds de diamètre sur la souche, avait été coupé et la côte avait été descendue de moitié avec les gros bulls. Tout un désastre après 720 mois; c'était bien sur cette terre aujourd'hui à peine reconnaissable, que j'avais commencé à travailler à l'âge de douze ans.

A présent, ce que l'on voit, c'est une immense forêt remplie d'érables, de pins et d'épinettes. Souvenir! Souvenir!

A présent, tout l'ensemble est transformé en centre forestier. Ils y ont fait trois trottoirs de quatre pieds de largeur et plusieurs ponts pour traverser les ruisseaux et les coulées. Tout est fait en cèdre; il n'y a pas un clou nulle part; tout est réuni avec des pines de bois; ces trottoirs contournent les arbres qui sont en belle ligne droite. C'est beau à voir pour ceux qui aiment la nature.

 

 

 

 

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LEXIQUE